NEGOCIATION A HAUT RISQUE
14 février 2013 par Guillaume Prieur - Vue(s) d'Europe
20 ans déjà. 20 ans que l’exception culturelle a fait irruption dans notre paysage politique. 20 ans que la France, sous l’impulsion de ses créateurs, a forgé et fait partager cette nécessité de protéger les biens culturels. 20 ans qu’à l’occasion des accords du GATS, les services audiovisuels n’ont pas été offerts à des engagements de libéralisation et ont pu continuer à bénéficier de règles de protection et de soutien.
20 ans après, les menaces de remise en cause des politiques culturelles font leur grand retour. Et avec force depuis l’annonce du lancement des négociations d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis !
Ce qui n’était plus qu’un secret de polichinelle a été désormais officialisé sous l’œil bienveillant des milieux d’affaires, associés bien en amont :
- le Conseil européen des 7 et 8 février s’est prononcé en faveur d’un accord commercial global en mettant l’accent sur la convergence en matière de règlementation ;
- un groupe de haut niveau a adopté son rapport final le 11 février dernier en incitant également à parvenir à un accord très large englobant les questions relatives à la réglementation, aux barrières tarifaires et aux investissements ;
- le Président Obama a également consacré une partie de son discours sur l’état de l’Union le 12 février à la nécessité de conclure un accord commercial avec l’Europe.
Ainsi, ceux qui pensaient la bataille de l’exception culturelle définitivement gagnée en sont pour les frais. La conclusion et la large ratification de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005 avait endormi la vigilance de beaucoup, persuadés que cet outil juridique international était le garant d’un droit quasi-inaliénable des Etats à défendre et à soutenir leur création nationale. Or, l’ouverture de ces négociations peut soulever de légitimes inquiétudes.
La principale crainte est que cette négociation inclue le secteur audiovisuel pour le libéraliser comme pourrait l’être d’autres domaines tels que les télécommunications ou les transports maritimes. Cette crainte est d’autant plus forte que la méthode de négociation choisie, la méthode des listes négatives, est des plus pernicieuses. En bref, tout ce qui n’est pas expressément exclu de la négociation en fait partie. A l’évidence, si l’Union européenne accepte de se conformer à ce modèle, elle devra redoubler d’efforts pour exclure le secteur audiovisuel du champ des négociations.
Naturellement, le droit et la capacité de la France, de ses collègues européens et de l’Union européenne d’adopter des politiques favorables à la diversité culturelle seraient directement attaqués, contestés et remis en cause si l’accord englobait également les biens et services culturels et audiovisuels.
Sur la table des négociations, il y a un agenda connu : libéraliser les échanges commerciaux pour favoriser la croissance et l’emploi. Et des objectifs qui ne s’affichent pas aujourd’hui nettement mais qui font peser des risques sur les politiques culturelles.
Ce n’est ni une vue de l’esprit ni une chimère.
N’oublions jamais l’importance de l’industrie audiovisuelle américaine, dans les exportations comme dans les stratégies diplomatiques, politiques et culturelles des Etats-Unis.
N’oublions pas non plus que les Etats-Unis ont clairement manifesté leur souhait au cours des années précédentes de rattacher une partie des services audiovisuels au secteur des nouvelles technologies. Les Etats-Unis militent pour un détachement de la VàD, TV de rattrapage, etc. du secteur audiovisuel classique. Par le jeu subtil des définitions, les « nouveaux services audiovisuels » pourraient ainsi être libéralisés. Alors, l’exception culturelle n’aurait plus vocation qu’à encadrer la distribution des œuvres via les médias traditionnels mais ne vaudrait plus pour la diffusion des œuvres par Internet.
Au-delà, cette démarche reviendrait à rendre difficile toute modernisation du financement de la création en protégeant les acteurs importants de l’Internet américains (Apple, Facebook, Amazon, Google..) du risque d’une « exception culturelle 2.0 ». Des acteurs qui sont déjà très puissants, qui pratiquent une optimisation fiscale désormais jugée abusive par beaucoup d’Etats européens et qui n’hésitent pas à faire actuellement pression sur les députés européens pour éviter une réglementation trop stricte de l’utilisation des données personnelles !
Les négociations débuteront officiellement dans quelques mois, même si, en coulisses, le grand marchandage a déjà commencé.
Il est encore temps d’éviter le pire. La solution existe : les Etats membres devront impérativement fixer à la Commission européenne un mandat de négociation extrêmement clair et sans ambigüité excluant expressément, au cours de cette négociation, toute tentative ou possibilité de libéralisation des services audiovisuels, quel que soit leur mode de diffusion, par Internet ou non.
Il faut juste espérer que 20 ans après le GATS, les pouvoirs publics européens sauront retourner aux sources de l’exception culturelle, celle que François Mitterrand décrivait en ces termes en 1995 devant le Parlement européen : « C’est l’idée que les oeuvres de l’esprit ne sont pas des marchandises comme les autres ; c’est la conviction que l’identité culturelle de nos nations et le droit pour chaque peuple au développement de sa culture sont en jeu ; c’est la volonté de défendre le pluralisme, la liberté pour chaque pays de ne pas abandonner à d’autres ses moyens de représentation, les moyens de se rendre présent à lui-même ».
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