Media Freedom Act : l’encombrante tutelle de la Commission européenne sur le régulateur audiovisuel
14 octobre 2022 par Guillaume Prieur - Vue(s) d'Europe
Manifestement, à la Commission européenne, le dictionnaire Larousse ne fait pas figure de livre de chevet. C’est regrettable car les rédacteurs du Media Freedom Act, projet de règlement destiné à renforcer l’indépendance et le pluralisme des médias, y auraient notamment appris que l’indépendance désigne « l’état de quelqu’un qui n’est tributaire de personne sur le plan matériel, moral, intellectuel. »
A l’heure de définir les compétences, les pouvoirs et l’organisation du futur Conseil européen des services de médias, l’information aurait été bien utile pour éviter ce qui ressemble à une tentative d’ingérence de l’exécutif européen sur une organisation indépendante.
De quoi s’agit-il précisément ?
Depuis 2014, sur décision de la Commission européenne, les Conseils supérieurs de l’audiovisuel présents dans chaque pays européen se sont réunis dans le cadre de l’ERGA autour de 3 missions essentielles : conseiller et assister la Commission dans ses travaux sur la mise en œuvre cohérente de la directive SMA et toute autre question liée aux services de médias audiovisuels ; faciliter la coopération entre les organismes de régulation de l’Union européenne ; permettre un échange d’expériences et de bonnes pratiques.
Avec la proposition de Media Freedom Act, la volonté est désormais de transformer l’ERGA en un Conseil européen des services de médias avec des compétences élargies : donner des avis non-contraignant en cas de manquement d’un Etat membre au Media Freedom Act ou en cas d’acquisition qui serait problématique pour le pluralisme ; organiser un dialogue structuré entre les fournisseurs de très grandes plateformes en ligne, représentants des fournisseurs de services de médias et de la société civile, et rendre compte de ses résultats à la Commission.
Jusqu’ici tout va bien. Le renforcement des compétences des régulateurs européens de l’audiovisuel va dans le bon sens.
En revanche, le bât blesse avec les conditions d’organisation du secrétariat et de fonctionnement du nouveau Conseil qui seraient en contradiction complète et à rebours de toute idée d’indépendance.
La revue de détail est impressionnante tant la Commission maintiendrait une emprise très forte sur l’institution :
• Elle assurerait son secrétariat
• Elle siégerait lors de toutes les activités et les réunions par la voix d’un représentant sans droit de vote
• Elle serait consultée sur le programme de travail et les « délivrables » sans droit de rédaction
• Son accord serait nécessaire pour rédiger des avis relatifs aux demandes de coopération et d’assistance mutuelle entre régulateurs, les demandes de mesures d’exécution en cas de désaccord entre régulateurs et les mesures nationales concernant les fournisseurs de services de médias hors Union européenne
• Son accord serait nécessaire pour l’adoption du règlement intérieur du Conseil et l’invitation d’experts et d’observateurs aux réunions
• Elle pourrait produire ses propres avis après ceux du Conseil.
Si le texte du Media Freedom Act doit consacrer pleinement un principe d’indépendance des médias, il est impossible qu’il avalise dans le même temps et dans le même texte – comble du cynisme – une forme de tutelle fonctionnelle et statutaire de la Commission européenne sur un organe réunissant des organismes indépendants nationalement.
La liberté pour les médias doit aussi être la liberté de ceux qui régulent l’audiovisuel, à commencer par la liberté de pouvoir se choisir son propre secrétariat !
C’est désormais le rôle du Parlement européen, qui a toujours su être un défenseur attentif des écarts des Etats avec les libertés publiques et individuelles, de le rappeler et de ne pas laisser passer une telle volonté de mainmise de l’exécutif européen, qu’on aurait plus volontiers imaginé dans des régimes illibéraux !
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